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Massacre du 17 octobre 1961 : le crime d’État contre les Algériens n'a jamais été reconnu par la France.

2022-10-15 08:16:05 - Longtemps passée sous silence par les autorités, la mémoire du massacre du 17 octobre 1961, où 100 à 200 Algériens ont été tués par les forces de l'ordre lors d'une manifestation pacifique à Paris, a été préservée grâce au travail acharné d’enfants de manifestants du 17-Octobre, de collectifs et de figures comme Jean-Luc Einaudi.

Plus de 60 ans après, la reconnaissance de ce massacre ne semble pas encore pleinement actée. Historien, chercheur associé à l'Institut d'histoire du temps présent et auteur d'un ouvrage sur le sujet, Fabrice Riceputi apporte son éclairage sur ce qu'il qualifie d'un "crime d’État".

"Il y aurait 54 morts [...] Ils auraient été noyés, les autres étranglés, d'autres encore abattus par balles. Les instructions judiciaires ont été ouvertes. Il est malheureusement probable que ces enquêtes pourront aboutir à mettre en cause certains fonctionnaires de police", regrette Bernard Tricot, conseiller du général De Gaulle pour les affaires algériennes, dans une note (récemment déclassifiée) qu'il lui adresse, le 28 octobre 1961. Le bilan humain du 17 octobre 1961 à Paris ? Entre 100 à 200 Algériens "noyés par balles" dans la Seine et 12 000 personnes raflées, torturées et détenues dans des camps improvisés. Au lendemain, la préfecture ne dénombre que trois morts : deux Algériens et un Français.

Si la vérité sur ce massacre a longtemps été étouffée par le pouvoir français, le travail de Jean-Luc Einaudi, de familles de disparus et de collectifs pour la mémoire, a permis de garder vive, la mémoire collective. Ce n'est qu'à partir des années 1990 que le militant d'extrême gauche Jean-Luc Einaudi obtient une première reconnaissance : le terme "massacre" est retenu par la justice pour qualifier les événements. En 2012, le Parlement et François Hollande reconnaissent une "répression sanglante" à l'égard des Français algériens. En 2018, c'est au tour d'Emmanuel Macron d'admettre "une répression violente", mais aucun ne parle d'un crime d'Etat, et pose un acte de reconnaissance. C'est pourtant ce que réclament les descendants des manifestants du 17 octobre 1961 et les collectifs pour la mémoire. Cinq questions à Fabrice Riceputi, historien et auteur de l'ouvrage "Ici on noya des Algériens - La bataille de Jean-Luc Einaudi pour la reconnaissance du massacre policier et raciste du 17 octobre 1961".

Ce 17 octobre 1961, les Algériens manifestent suite à l'appel du Front National de Libération (FNL), contre le couvre-feu discriminatoire qui leur est imposé, et pour l'indépendance de leur pays, quelle est la réponse policière à cette mobilisation pacifique ?

Alors d’abord il faut le rappeler, il ne s’agit pas d’une manifestation classique, c’est une réaction collective à la décision illégale de couvre-feu imposé aux seuls Algériens de la région parisienne. La demande du FLN est de boycotter ce couvre-feu discriminatoire en déambulant dans les beaux quartiers de Paris : une démonstration intolérable pour le pouvoir qui refuse que des colonisés se prennent pour des citoyens à part entière et osent apparaitre sous les fenêtres du général de Gaulle. La consigne est donc d’empêcher à tout prix cette démonstration, et pour ce faire, cela commence par l'une des plus grandes rafles de l’histoire française.

La police ramasse tout ce qui ressemble de près ou de loin à un Algérien : des Italiens, des Espagnols, des Sud-américains sont aussi embarqués, d’ailleurs Gabriel Garcia Marquez en fait partie. Ce sont pas moins de 12 000 personnes qui sont parqués dans les cars de police, pas assez grands pour les accueillir. On réquisitionne alors des bus de la RATP et on ouvre des camps improvisés pour les y enfermer, comme le palais des sportsd ou le stade Pierre de Coubertin. Ils y resteront plusieurs jours, certains y sont tués, d’autres torturés pour obtenir des informations sur la Fédération de France du FNL. Il y a aussi un rituel de violence à leur arrivée qui consiste à les faire passer au milieu de deux haies d’honneur de gardiens de la paix, qui les insultent et les tabassent avec leur « bidule », la matraque de l’époque.

Malgré la rafle policière, des groupes parviennent à se rassembler dans Paris, aux cris de « A bas le couvre-feu raciste ! » et « Algérie algérienne ». La police déchainera à leur encontre, une violence inouïe. On tue à coup de matraque, mais aussi par balles, par étranglements. Certains sont jetés vivants dans la Seine, les mains ligotés, d’autres sont déjà morts quand on jette leurs corps. Dans la nuit du 17 au 18 octobre, le préfet de police Maurice Papon publie un communiqué dans lequel il évoque une manifestation violente des « Nords africains » comme on les appelait, alors qu’il n’y a, même à postériori, eu aucune trace de violence et qu’ordre avait été donné par le FLN d’une mobilisation pacifique, de ne surtout pas porter d’armes blanches sur soi etc. Beaucoup d'enfants étaient présents. Contraint par une dépêche AFP qui est déjà sortie, le communiqué reconnait seulement trois morts : Guy Chevalier, le seul dont on écrit le nom parce qu’il est français, prétendument mort d’une crise ; et deux Algériens morts par balles.

Soixante-et-un ans après, le bilan officiel des Algériens tués et expulsés lors du 17 octobre, n'a toujours pas été dressé, comment l'expliquez-vous ?

Il ne le sera jamais. Comme dans tous les massacres coloniaux, où on a tué massivement des colonisés, que ce soit à Madagascar, au Cameroun, ou en Indochine, on ne compte pas les morts. Leurs vies ne comptent pas, donc leur mort ne vaut pas plus. On est certains que plusieurs dizaines d’Algériens ont été tués et on estime au total qu’il y a eu entre 100 et 200 morts. Mais c’est un bilan difficile à établir, quand certains corps ne sont plus identifiables, que d’autres ont pu être ramassés par leurs camarades pour qu'ils ne tombent pas entre les mains de la police et soient enterrés rapidement selon le rite musulman. Dans son livre « La bataille », Jean-Luc Einaudi démontre que le bilan du préfet Maurice Papon est outrageusement mensonger. Le FLN de son côté évalue à 300 personnes, en comptabilisant les disparus. Ce que l’on sait avec certitude aujourd’hui, c’est que le 17 octobre n’est qu’un pic dans une politique de violence systématique à l’égard des populations algériennes en France.

Dans votre livre "Ici on noya des algériens – La bataille de Jean-Luc Einaudi pour la reconnaissance d’un crime policier raciste" vous expliquez justement que les violences ne commencent pas ce 17 octobre, mais sont symptomatiques de la "terreur d'Etat qui s'abat sur les Algériens depuis des mois" dans le pays, comment se matérialise-t-elle ?

Dès le moment de la guerre d’indépendance, les immigrés algériens de France sont traités comme des ennemis de l’intérieur. Si on fait venir Papon à la préfecture de Paris, c’est pour profiter de ses compétences dans la guerre anti-subversive à Constantine où il était préfet de 1949 à 1951. Il dira d’ailleurs dans ses Mémoires : « J’ai fait à Paris ce que le général Massu a fait à Alger ». En 1958 déjà, 5000 Algériens sont raflés et enfermés au Vel d’Hiv. Il fait venir des hommes d’Algérie pour faire le sale boulot auprès des Algériens de France, « les harkis de la police ».

Ainsi, bien avant 1961, on torture dans les locaux de la police. Les Algériens savent qu’ils doivent éviter certains commissariats comme celui de la Goutte d’or où l’on entend de l’extérieur le « chant des suppliciés ». Des escadrons de la mort sont également actifs pour éliminer des figures importantes du FLN. Bref, on soumet la population algérienne en France à un harcèlement constant, comme Algérie mais avec les modalités qu’implique le contexte français. Un climat de violence qualifié de « Terreur d’État » par les deux historiens britanniques Neil Macmaster et Jim House dans « Paris 1961. Algériens, Terreur d’État et Mémoire ».

Quel a été le rôle de Jean-Luc Einaudi dont la bataille est au cœur de votre livre dans le déterrement si l'on peut dire, et la reconnaissance juridique du massacre du 17 octobre 1961 ?

Jean-Luc Einaudi n’est pas un historien de métier ni de formation, c’est un militant pur produit de mai 68 qui a à cœur de remettre en lumière des crimes occultés. Il commence par travailler sur l’affaire Fernand Iveton, ouvrier pied noir et fervent anticolonialiste, qui sera le seul européen guillotiné durant la guerre d’Algérie. Ses travaux de recherche l’emmènent vers le 17 octobre, mais on lui refuse l’accès aux archives sous prétexte qu’il n’est pas historien. Il va donc utiliser les méthodes des « historiens du temps présent ». Autrement dit, il va interroger les témoins, les survivants, les policiers dont certains ont dénoncé la barbarie de leurs collègues, et représentent de fait, un témoignage de l’intérieur important.

Grace à ce travail, il rend véritablement une histoire, une mémoire, à un crime qui n’en avait pas. Il faut savoir que dans les années 1980, l’affaire est totalement étrangère aux médias y compris ceux de gauche comme Libération. En 1983, sort un roman « Meurtres pour mémoires », le premier à revenir sur le 17 octobre, mais personne ne le prend au sérieux. On confondait d’ailleurs généralement le massacre avec celui de Charonne en 1962. Par conséquent, quand Jean-Luc Einaudi sort son livre « La Bataille de Paris : 17 octobre 1961 », c’est la première fois que cette histoire est racontée.

Lors du procès de Maurice Papon, jugé pour complicité dans la déportation des juifs de la région bordelaise devant la Cour d’assise de Bordeaux, des parties civiles lui demandent de témoigner « pour que les morts algériennes ne soient pas oubliées ». Sa déposition devant la barre le 16 octobre 1997 dure deux heures, et fait sensation. Si bien que le lendemain, le « massacre oublié » fait la Une de la presse. Le gouvernement Jospin annonce qu’il va ouvrir les archives, même si ça a finalement été plus compliqué que ça. Mais c’est cela que l‘on doit à Jean-Luc Einaudi, d’avoir œuvré pour la connaissance historique du massacre et sa reconnaissance publique.

Que réclament aujourd'hui les enfants des manifestants du 17 octobre et les collectifs qui se battent pour la mémoire aux autorités françaises ? Le Président Emmanuel Macron pourrait-il faire un premier geste de reconnaissance en inscrivant par exemple le 17 octobre au calendrier officiel des journées nationales comme demandé par certains ?

Difficile à dire, mais ce dont je suis sûr, c’est que l’année dernière Emmanuel Macron s’est illustré dans une fausse reconnaissance. D’abord, il a déposé une gerbe de fleurs lors d’une cérémonie totalement muette, donc inintelligible. Pour la première fois depuis des dizaines d’années où l’on venait se recueillir sur le pont d’où les Algériens ont été jetés par la police, ordre a été donné de les en empêcher. Aussi, la préfecture a publié un communiqué extrêmement problématique comportant une erreur grossière. Et pour cause, le couvre-feu discriminatoire qui s’appliquait à l’époque à l’encontre des seuls Algériens, y était qualifié de « légal », ce qui est faux.

Enfin, le préfet Maurice Papon est le seul à avoir été mis en cause dans ce communiqué. Or, ce sont toutes les institutions de la 5e République, qui ont collaboré à des degrés divers, à ce crime d’Etat : le Ministre de l’intérieur Roger Frey ; le Premier ministre Michel Debré ; le Président de la République Charles de Gaulle, qui on le sait aujourd’hui, était au courant du massacre qu'il a couvert; la police qui n’a même pas été mentionnée dans le communiqué l’année dernière (le couvre-feu discriminatoire était d’ailleurs une demande des syndicats de police à l’époque) ; et la Justice qui a garanti une impunité absolue à l’ensemble des responsables. Aucune enquête n’a été ouverte. Aucun policier, ni responsable politique n’a été inquiété. Maurice Papon est resté en poste jusqu’en 1967. La nature d’un crime d’État n’a ainsi toujours pas été reconnue par le pouvoir français, et dans un climat d’extrême-droitisation et de réhabilitation de l’Algérie française, je doute malheureusement qu’elle le soit.

GEO

 

 

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