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Burkina Faso : Saccage des Instituts français des artistes burkinabés à cœur ouvert

2022-10-14 06:24:12 - Quelle mouche a pu bien piquer les manifestants ce jour-là ? La question est encore dans tous les esprits, près de deux semaines après que les Instituts français de Ouagadougou et de Bobo-Dioulasso, la deuxième ville du pays, ainsi que l'ambassade de France au Burkina ont été vandalisés par des mécontents, en plein coup d'État.

Le 1er octobre, des manifestations se sont multipliées au lendemain du putsch qui a porté le capitaine Ibrahim Traoré au pouvoir, destituant le lieutenant-colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba, lui-même auteur d'un putsch huit mois plus tôt.

Des scènes de désolation

Ce mercredi 12 octobre dans l'après-midi, l'Institut français de Ouagadougou, la capitale, fermé après le passage des vandales, a rouvert ses portes à qui veut toucher du doigt la réalité de l'étendue des dégâts, drainant une marée de journalistes et d'acteurs culturels. De la guérite de l'établissement à ses différents compartiments, le constat est le même, saisissant : des vitres, certaines, blindées, sont réduites en morceaux, des pièces et leurs contenus ravagés par des flammes, des murs démolis, des objets de tous genres mis à sac, des services littéralement dévalisés.

rd KaboréMurs calcinés, vitres brisées, portes défoncées, ordinateurs et livres éparpillés... 

Au milieu de ce spectacle de désolation, le directeur délégué de l'Institut français de Ouagadougou, Pierre Muller, dans un briefing, liste les parties de l'établissement atteintes par les manifestants : « La bibliothèque adultes ; l'espace jeunesse, Campus France, le centre de langues, la salle de ciné Petit Méliès, la salle des spectacles? » À l'en croire, presque rien n'a été épargné, même pas la cafeteria qui a été vidée de son menu du jour, foi du régisseur général de l'Institut, Thierry Bambara. « Pour réparer tout cela, il faudra du temps », commente Pierre Muller. Trois mois ? Six, plutôt ? Un an ? Pas de timing arrêté pour l'heure.

Des conséquences dans l'immédiat pour les acteurs culturels

Mais, en attendant une réouverture, peu envisageable dans un court délai, cette fermeture n'est pas sans conséquence pour des Burkinabés, en l'occurrence les acteurs du monde culturel. Il faut dire que certains en font déjà les frais. Kantala, musicien, fait partie d'une sélection d'artistes qui devait tenir des prestations ou présenter des projets durant les mois de septembre et d'octobre au sein des Instituts français.

Tous les bâtiments ont été saccagés : les deux niveaux de la médiathèque adultes, la médiathèque enfants, le centre de langue, la salle d'exposition et les deux salles de spectacle, dont le grand Melies. © Benrard Kaboré

Celui de Ouagadougou devait abriter le festival La Voix de la kora, dont il est le directeur artistique. Il est plein de regrets : « C'est une grande tristesse de voir tout ce qui s'est passé dans les Instituts français. C'est une grande perte pour nous artistes burkinabés. Parce que tout ce qu'on avait prévu comme projets ne sera plus possible, en tout cas pas pour l'instant, confie-t-il. Avec tous ces dégâts, il faudra du temps pour une remise en place. Du coup, ça nous ramène en arrière et ce n'est pas évident de trouver d'autres partenaires pour ces événements », reconnaît celui qui dit diriger « un très jeune festival avec peu de moyens ». Et de préciser que, dans le cadre de la collaboration avec l'Institut français, l'espace et la sono devaient lui être offerts. Mais le voilà contraint de délier le cordon de la bourse pour payer ailleurs une facture qu'il n'avait pas prévue.

Pour nombre d'artistes, le saccage de ce haut lieu de la culture n'est comparable qu'à une « autoflagellation », d'autant plus que l'Institut français a vu naître des événements culturels majeurs de la capitale, comme les festivals Jazz à Ouaga et Ouaga hip-hop. « C'est vrai que l'établissement porte le nom français, mais c'est en réalité un lieu que se sont approprié bien des Burkinabés », soutient en effet Kantala, laissant croire que les vandales ont agi « par méconnaissance ».

Sahab Kouanda dit que l'art et la culture peuvent servir de socle dans la construction de sociétés de tolérance. © Bernard Kaboré

Lorsqu'il s'exprime sur ce qu'a subi ce lieu par excellence de création et de diffusion artistiques, Sahab Koanda, plasticien et comédien, perd son ton humoristique : « En saccageant ce cadre culturel, ces manifestants se sont dit qu'ils ont fait du mal à la France. En vrai, c'est contre nous-mêmes que le mal est dirigé puisque plus d'artistes burkinabés en pâtissent. »

Inoussa Dao, artiste plasticien, argumente, lui aussi, chiffres à l'appui : « L'impact est assez négatif parce que l'Institut français est une vitrine culturelle burkinabée. Environ 70 % des expositions qui y sont faites le sont par des nationaux burkinabés », a déclaré celui qui a signé en septembre dernier dix ans de collaboration avec l'Institut français pour une exposition. Et d'ajouter : « Jusque-là, ce tremplin a permis de mettre en lumière pas mal d'artistes burkinabés et de la sous-région. Chacun y venait s'exprimer et espérait repartir avec des contacts de clients ou des collaborateurs d'autres projets. C'est vraiment dommage ce qui est arrivé. »

Miser sur la culture pour que la raison l'emporte

Dans le sillage des événements qui risquent de subir durement cette fermeture des Instituts français, il y a le Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco), dont la 28e édition devait avoir lieu du 25 février au 4 mars 2023. En cause, l'Institut français réserve ses salles à des projections officielles à chaque biennale du cinéma africain. Et, « si ce site saccagé n'est pas réhabilité dans les quatre prochains mois, le Fespaco paiera à son tour le prix de la colère injustifiée des manifestants », analyse un observateur de la vie culturelle souhaitant rester dans l'anonymat.

Dans le milieu culturel burkinabé, il est urgent d'avoir une réflexion poussée sur les frontières entre la culture et le politique face à des situations telles que celle traversée par les structures françaises au Burkina. « Ceux qui ont brûlé et pillé l'ambassade ou les Instituts français, si on leur demande le sens de leur acte, ils diront juste qu'ils ont visé la France. Mais, culturellement, ça ne tient pas la route », analyse Inoussa Dao, qui n'en finit pas de se questionner : « Savent-ils le nombre d'expositions qu'accueille l'Institut français par an ? Savent-ils combien de Burkinabés fréquentent la bibliothèque ? Savent-ils combien d'étudiants burkinabés avaient obtenu des bourses via Campus France pour poursuivre leurs études ailleurs ? »

L'artiste musicien et instrumentiste burkinabé Kantala. 

« Il ne faudrait pas que nous confondions la politique avec la culture. La culture n'a ni de barrières ni de langues, encore moins d'ethnies », clame Kantala.

Sahab Kouanda estime pour sa part qu'un défi s'impose dès lors aux artistes burkinabés : « continuer, par l'art et la culture, à travailler pour l'union autour des valeurs de cohésion sociale et de tolérance ».

Pour Le Point, Bernard Kaboré notre correspondant à Ouagadougou

 

 

 

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