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Mali : mort d'Amadou Toumani Touré dit «ATT», démocrate adoré mais président mal aimé

2020-11-10 23:17:00 - Le héros de 1991 qui renversa l'autocrate Moussa Traoré fut dix ans plus tard un chef de l'Etat critiqué pour avoir laissé prospérer la corruption et appauvri le Mali, avant d'être lui-même chassé par un coup d'Etat en 2012.

Amadou Toumani Touré est mort dans la nuit de lundi à mardi, à 72 ans. Il fut tour à tour célébré et rejeté par le peuple du Mali, dont il présida la destinée pendant une décennie. Le «soldat de la démocratie» qui renversa le dictateur Moussa Traoré en 1991 fut lui-même chassé du pouvoir par un coup d’Etat en 2012. Entre ces deux dates, il posa les bases d’un système politique ouvert et pluraliste, certes, mais délétère, reposant sur la cooptation et gangrené par la corruption. La trajectoire de cet homme charnière de l’histoire du Mali aura été le miroir des espoirs démocratiques du pays comme de ses désillusions.
 
Amadou Toumani Touré est né à Mopti, sur les rives du fleuve Niger, en 1948, dans ce qui était à l’époque le Soudan français. Le fils de commerçants a 12 ans au moment de l’indépendance, et entame donc ses études d’instituteur, quelques années plus tard, dans un pays neuf, socialiste, tourné vers l’avenir.
 
En 1968, le président Modibo Keïta est renversé par le lieutenant Moussa Traoré. Le jeune Amadou Toumani Touré change lui aussi soudainement de carrière : il rejoint les rangs de l’armée et intègre le 33e Régiment des commandos parachutistes. Formé successivement au Mali, en URSS et à l’école de guerre de Paris, il prend la tête de ces «bérets rouges» en 1984.
 
Arrestation de Moussa Traoré
Sept ans plus tard, le lieutenant-colonel Amadou Toumani Touré se voit propulsé sur le devant de la scène politique. Tout en haut, même, puisque l’officier parachutiste va lui-même procéder à l’arrestation du président Moussa Traoré, dans la nuit du 25 au 26 mars 1991, et prendre la tête de l’autoproclamé Comité de transition pour le salut du peuple.
 
Trois jours plus tôt, le dictateur avait fait tirer sur la foule des étudiants révoltés, faisant des dizaines de victimes. Malgré la proclamation de l’état d’urgence, Bamako bouillonne. Des émeutes éclatent un peu partout dans la capitale, une grève générale est déclarée. Amadou Toumani Touré et quelques officiers de confiance prennent la décision d’en finir avec un régime qu’ils jugent irrécupérable.
 
«C’est le vendredi 22 mars que nous avons compris que Moussa avait atteint le point de non-retour et que nous devions intervenir. Depuis au moins 1980, je m’étais rendu compte que Moussa ne servait plus les intérêts du pays. C’était l’affairisme, le népotisme intégral, les louanges, les grands boubous. Je n’ai rien contre les grands boubous, mais il ne pensait plus qu’à ça, s’expliquait le chef de la junte dans un entretien à Jeune Afrique en juillet 1991. Il faut reconnaître que l’armée avait essuyé des insultes avant le 25 mars. Le peuple était là, se battait, mourait, et l’armée tardait à intervenir.» En déposant Moussa Traoré (décédé le 15 septembre), Amadou Toumani Touré évite donc cette rupture, qu’il estime dangereuse, entre le peuple et l’armée malienne.
 
Héros populaire
Mais c’est en organisant dès l’été 1991 la Conférence nationale sur la transition démocratique, puis en laissant, comme promis, le pouvoir à un civil – Alpha Oumar Konaré, qui effectuera deux mandats – à l’issue de l’élection présidentielle de 1992, que le lieutenant-colonel va devenir un héros populaire. En un an, le Mali adopte le multipartisme et se dote d’une nouvelle Constitution. «ATT», ainsi qu’on le surnomme, est considéré comme l’accoucheur de la IIIe République.
 
Auréolé de cette image de «sage», renforcée par les missions de médiation qu’on l’envoie effectuer sur le continent, il se présente en tant qu’indépendant à l’élection présidentielle de 2002, à 54 ans, après avoir pris quelques mois plus tôt sa retraite de l’armée. Ses deux principaux challengers sont alors Soumaïla Cissé et Ibrahim Boubacar Keïta, deux hommes politiques de la «génération 91» qui s’installeront durablement dans le paysage politique. Amadou Toumani Touré est élu au second tour, avec 64,3% des voix.
 
Majorité attrape-tout
Commence alors une décennie de gouvernance sans heurts, marquée par le «consensus» si cher au chef de l’Etat. ATT n’a pas de parti, il dirige le pays en s’appuyant sur une majorité attrape-tout, en dévitalisant l’opposition par l’inclusion plutôt que par la division.
 
L’ancien général coopère volontiers avec le FMI et la Banque mondiale, qui exigent des réformes structurelles, il n’abuse pas de la répression et respecte à la lettre les codes de bonne gouvernance écrits pas les institutions internationales. En 2006, le journal le Monde titre «Amadou Toumani Touré l’exemplaire» un article dans lequel le président du Mali, hôte du premier Forum social mondial organisé en Afrique, est décrit comme un «symbole de moralité». L’année suivante, il est réélu sans difficulté, récoltant 71% des suffrages dès le premier tour.
 
Mais la politique du consensus et le style débonnaire du président moustachu cachent en réalité une progressive déliquescence de l’administration, une corruption institutionnalisée, et surtout une économie à la dérive. Quelques ensembles de logements sociaux sortent de terre, formant des quartiers que l’on appelle aujourd’hui «ATTbougou», mais le pays s’enfonce dans la pauvreté. En parallèle, une crise sécuritaire se noue dans le nord du pays : les rebelles touaregs infligent de sérieux revers à l’armée malienne, sous-équipée et mal entraînée.
 
Mutinerie militaire
Le 22 mars 2012, soit vingt et un ans, jour pour jour, après le «vendredi noir» de 1991, le président est à son tour renversé par un coup d’Etat. Cette fois, pas de soulèvement populaire, mais une mutinerie militaire. Les fidèles bérets rouges d’Amadou Toumani Touré ne résistent pas longtemps à l’assaut des bérets verts du capitaine Amadou Haya Sanogo, constitués en Comité national pour le redressement de la démocratie et la restauration de l’Etat. Les officiers insurgés sont exaspérés par la gestion du conflit dans le nord du pays, qui menace de s’étendre, disent-ils, au reste du pays. A Bamako, personne ne proteste pour sauver le soldat ATT. La façade de la bonne gouvernance vole en éclat.
 
Paradoxalement, le putsch va précipiter la crise sécuritaire. En quelques mois, les rebelles touaregs, alliés à des organisations islamistes armées, s’emparent une à une des cités du Nord. Amadou Toumani Touré s’enfuit en exil à Dakar après avoir démissionné, deux mois avant le terme officiel de son mandat. Il ne rentrera au Mali qu’en décembre 2017, après que les poursuites le visant ont été abandonnées. Il s’abstenait, depuis, d’intervenir dans le débat public.
 
Visite de courtoisie
Entre-temps, la crise n’a fait que s’aggraver. L’intervention française de 2013 a permis la reconquête des villes, mais l’insurrection jihadiste n’a cessé de gagner du terrain, s’étendant aux pays voisins. Mopti, la région de naissance d’Amadou Toumani Touré, est déchirée par des conflits intercommunautaires.
 
Son successeur Ibrahim Boubacar Keïta a été à son tour renversé par un coup d’Etat militaire cet été, le quatrième de l’histoire du Mali. Les nouveaux maîtres du pays ont d’ailleurs rendu une visite «de courtoisie» le 3 septembre à leur «grand frère» qui mena trois décennies avant eux un putsch avec le soutien de la population.
 
ATT n’est pourtant plus un modèle à Bamako. Ces temps-ci, il était même considéré comme l’architecte en chef d’un système politique inefficace et vermoulu désormais honni. Lors des débats sur la transition organisés cet automne, les participants revendiquaient ouvertement la volonté de tourner la page de «l’ère Amadou Toumani Touré».
 
Sa mort, survenue en Turquie où il avait été évacué après une opération du cœur, fera bien sûr taire ces critiques, par respect pour le défunt. Nul doute que le «soldat de la démocratie», dont l’image avait été remplacée ces dernières années par celle, décevante, du «président du consensus», refera surface au moment de l’hommage national.
 
Célian Macé - Libération
Photo: Pankaj Nangi

: Afrique Monde